Publié en 2011, chez Actes Sud, La Belle Amour humaine de Lyonel Trouillot est un roman qui parle avec le cœur. Porté dans un regard pointu et une langue riche mêlant le quotidien, la pudeur et plus encore.. ce roman réveille avec finesse l’âme du lecteur
Le pain, ça se chasse comme le gibier, et vu qu’il n’y en a pas pour tout le monde, le bruit a remplacé l’espoir. Ce que tu as vu à l’aéroport, vingt porteurs pour une seule valise qui baragouinent dans toutes les langues, c’est rien. Attends de voir le centre-ville. Il nous faudra le traverser, patauger dans le bruit jusqu’à la gare du Nord. Les étrangers souvent y perdent leurs oreilles, à entendre malgré eux, égaux en droits dans le vacarme, les choses, les bêtes et les humains. Les casseroles. Les pots d’échappement. Les crieurs qui marchandent tout, des élixirs aux antibiotiques en passant par les crèmes éclaircissantes et les pilules qui font grossir. Les fonctionnaires de la mairie qui chassent les marchandes de céréales, de fruits et de légumes installées sur la chaussée. Les porte-voix des volontaires de la santé publique qui vantent les vertus du lait maternel et du lavage des mains. Nul ne peut écouter tant de bruits en même temps, qui s’opposent, contredisent, te crèvent les tympans pour fourrer dans ta tête l’illusion du mouvement. Les queues devant le bureau de l’Immigration et le ministère des Affaires sociales, les menaces des agents de sécurité et les réactions de la foule, va te faire voir. Cela fait des semaines qu’on attend. Les taxis- motos qui se faufilent entre les voitures. Les cambistes qui te vendent de la fausse monnaie au taux du jour et mettent leurs billets devant la gueule du passant pour attirer la clientèle. Les agents de la circulation qui font causette avec leurs maîtresses au milieu de la rue. Les piétons qui se rentrent dedans et s’engueulent à qui la faute.
Au centre-ville, le bruit c’est comme la pauvreté, on n’en a jamais fait le tour. La pauvreté, chaque fois qu’on croit la circonscrire dans des quartiers créés pour elle, elle déborde et se lève ailleurs. Le bruit, ici, c’est pareil. Pas moyen de dresser une liste. Les camions citernes qui râlent et dégoulinent en grimpant les collines. Les grands enfants. Les petits enfants. Les encore enfants qui font des enfants. Les balles perdues. Les fous de Dieu, les annonceurs de fin du monde qui te reprochent de n’avoir pas accepté Jésus pour ton sauveur personnel. Les sirènes des cortèges officiels. Les postes de radio des commerces de trottoir qui crachent en boucle les actualités du malheur et les numéros gagnants à la loterie. La foule qui crie au voleur. Le voleur qui se mêle à la foule et crie plus fort que les autres. Les combats de chiens, les petits d’un côté, les gros de l’autre, comme chez les humains, les petits qui s’enfuient en pleurant leur défaite avant de revenir à la charge pour se faire battre une nouvelle fois par les gros. L’assistance composée de chômeurs et de portefaix qui en ont marre de revoir le même spectacle, même si c’est gratuit, et s’arment de bâtons pour disperser la meute.
Et, comme la vie, les bruits ont des humeurs. En prêtant attention, tu pourras distinguer les bruits de la colère de ceux de l’attente et de la fatigue. Ici, les bruits sont la seule preuve de ce dur devoir d’exister et ne chôment jamais. Quand on a perdu tout le reste, reste plus que du temps à perdre. Ecoute les bruits du temps perdu. Les chaussures dessemelées qui raclent les pavés. Les cohortes. Les manifs. Les veuves qui défilent au Champ-de-Mars en demandant justice pour des époux assassinés qui ne leur servaient pas à grand-chose de leur vivant mais qu’une mort tragique a rendus sympathiques: l’association des victimes de l’arnaque aux bons du Trésor qui espèrent en vain le remboursement de leurs investissements ; les journaliers de la voirie qui réclament des mois d’arriérés en marchant dans les détritus. Les commentateurs de matches de foot qui font de la pub pour les importateurs de riz et de mantègue et aboient même dans les temps morts.
Le rap. Le compas. Les décibels à folle allure des véhicules de transport public. Le grésillement des torches des soudeurs de fer forgé branchées sur des prises clandestines. Les agents de la compagnie d’électricité qui débranchent les câbles. Les attroupements autour des épileptiques tombés raides sous la galerie des magasins. Même la mort et la nostalgie participent au concert… Ecoute. Tous ces bruits de la vie qui se moque de la vie. Ce qu’elle fut et ce qu’il en reste… Les « c’était hier » des vieux messieurs qui traversent la rue les yeux perdus dans le paradis de la mémoire et se font engueuler par les automobilistes. Les fans du Vieux Tigre (le Violette) et les fans du Vieux Lion (le Racing) qui devisent sur le temps d’antan parce que, aujourd’hui, malgré leurs noms pompeux d’animaux de la jungle, Vieux Lion, mon cul, Vieux Tigre, mon œil, ce ne sont plus que de peaux de chagrin.
Les pas tristes et les souliers blancs de poussière des parents pauvres qui suivent le corbillard poussif des cortèges funéraires. Une femme nue qui pleure et raconte aux passants, priez pour moi monsieur, comprenez-moi madame, la chronique d’un fol amour. Les bandes à pied qui n’attendent pas les trois jours gras pour donner de la musique. Les écoliers renvoyés des écoles privées pour cause de non-paiement qui traînent dans les rues et inventent de nouveaux sobriquets aux fous. Les fous qui se retournent et poursuivent les écoliers à coups de pierres et de jurons. Les..
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