Au-delà du néant, du vide, de l’absence et du silence, au-delà de la crise qui ronge la vie ici, au-delà du spectre de la mort qui ne cesse de hanter jour et nuit, au-delà de la congélation socioéconomique et culturelle, il y a quand même le rêve et par surcroît l’art qui lui sert de voie/voix. C’est par là que depuis quelques années nous arrivons à prouver notre existence. C’est avec l’art que nous nous identifions sur la scène internationale, que nous gardons notre humanisme. Frankétienne est d’un apport fondamental dans cette résistance.
Mon premier contact avec l’univers de Frankétienne, ce géant de l’art et de la littérature fut, à l’étranger. J’étais envoyée par le Boston Collège University où je faisais mes études de maitrise en arts et littérature, comme tutrice d’un groupe d’étudiants qui prenait un cours sur la langue créole d’Haïti à Harvard University. Ces étudiants voulaient surtout mon aide afin de mieux comprendre certaines expressions et comment les utiliser dans leurs travaux pratiques.
Dans une de nos séances, un étudiant m’a remis un texte sur lequel il devait travailler. Il ne comprenait pas de quoi il s’agissait et moi non plus, dans un premier temps. « Dezafi »paru en 1975. Je n’avais aucune idée de quoi parlait ce texte, mais j’ai tout de suite compris que j’étais en face d’une langue créole imagée, remplie de couleur (pas dans le sens folklorique du terme) une langue pleine de force, de vigueur, de profondeur, une langue créole qui fait vibrer tous les sens. En un mot, un langage révolutionnaire dont voici un fragment.
Le mot Dézafi évoque une fête populaire où les combats de coqs tiennent une place centrale. C’est l’œuvre phare de Frankétienne qui entraine le lecteur dans un monde métaphorique où il évoque la lutte du peuple haïtien zombifié par la dictature, mais aussi sa propre lutte pour survivre en écrivain dans une langue dominée.
Je ne m’attendais pas à lire un texte avec une dimension aussi moderne, avec une fraicheur et une conviction de la vraie vie. C’est nouveau ! Un vrai délice pour le théâtre et la littérature en général.
Quel plaisir de me retrouver devant ce texte qui, selon moi, a amorcé un nouveau tournant dans notre littérature et surtout pour le théâtre. Jusque là, je n’avais travaillé que sur des textes linéaires, traditionnelles ayant un début et une fin. Dieu seul sait comment les ruptures faites dans un texte peuvent être importantes au théâtre. Sinon, les comédiens doivent les créer eux-mêmes.
Dans l’écriture de Kaselezo par exemple, le deuxième tableau est en rupture raisonné avec le premier tableau. Abandon des 3 personnages pour les retrouver dans la dernière partie du spectacle. Ces 3 personnages sont devenus complètement anonymes et parle de manière violente, crue, et parfois émouvante de l’aliénation de la femme, et à travers elle, de celle de tout le peuple haïtien. Les répliques se font courtes, agressives et deviennent parfois de simples ritournelles ludiques.
C’est le retour à l’enfance sur lequel les comédiennes ont travaillé minutieusement mouvement par mouvement et réplique par réplique.
Encore la fin de ce tableau propose une autre rupture où les voix des 3 femmes se soudent dans une mélodie grave qui les amènent au troisième tableau :
Revenons à « Dezafi », où les ruptures sont crées dans le texte lui-même. Des fragments bien assortis et en même temps heurtés de ruptures déroutantes qui constituent un défi à l’imaginaire et au travail de mise en théâtre. Des mots traversés d’une musicalité et d’un langage recherché, dynamique, savoureux, composé à partir de la matrice populaire. Un langage qui se crie, se murmure, se nourrit de plaintes, d’images. Un langage qui se construit à partir d’expressions curieusement associées ou inventées de toutes pièces.
Je vous cite MAXIMILIEN LAROCHE à ce propos: “Dezafi, le premier roman écrit en langue haïtienne, est une histoire de zombification et dézombification, donc d’asservissement et de libération. Nul besoin de chercher bien loin ni bien longtemps pour percer cette allégorie de la situation haïtienne. Klodonis, le jeune homme que le méchant houngan Sintil réduit à l’état de zombi pour en faire son esclave, est la figure de l’Haïtien réduit à l’état de zombi sous la férule de l’état duvaliérien. Et la révolte qui met fin à la tyrannie de Sintil est l’image souhaitée de la révolution qui libérerait pareillement l’Haïtien. Ce roman s’insère dans la veine folklorique utilisée surtout au théâtre par Frankétienne”.
L’immense Francketienne
Frankétienne nous apprend à regarder la vérité en face. Une vérité omni présente tantôt voilée, tantôt crue, tantôt obstruée par un langage touffu, chargé de symboles :
Il a livré Haïti aux haïtiens comme aux étrangers. Josie Fanon, l’épouse du célèbre écrivain martiniquais Frantz Fanon, après avoir cité tous les devanciers de Frank qui, dit-elle, lui ont désigné Haïti, elle écrit :
« Mais celui qui m’a livré Haïti, c’est Frankétienne. Je ne l’ai jamais rencontré et j’ai lu tous ses livres. Je ne connaissais même pas son existence jusqu’à ce crépuscule d’hiver où par hasard, sur les quais de Paris, vers Notre-Dame, dans un caniveau où mourait, sale, un vestige de neige de la veille, j’ai ramassé un livre. Je l’ai lavé au lavabo d’un café et j’ai lu le titre et le nom de l’auteur : Mûr à crever de Frankétienne. Je l’ai lu comme l’on consulte un augure avec effroi et passion. Je l’ai terminé émerveillé. Et depuis, je n’ai pas arrêté de lire cet écrivain ».
« Chaque jour, j’emploie le dialecte des cyclones fous. Je dis la folie des vents contraires.
Chaque soir, j’utilise le patois des pluies furieuses. Je dis la furie des eaux en débordement.
Chaque nuit, je parle aux îles Caraïbes le langage des tempêtes hystériques. Je dis l’hystérie de la mer en rut.
Je confie mon cœur blessé à la chirurgie savante des araignées du temps.
Mûr à crever
La source ne raconte qu’aux pierres discrètes ses aventures souterraines. Le temps s’épaissit dans l’absence obscure sous les picotements de l’impatience. Les démangeaisons de l’âme en proie au désespoir. J’attends toujours”.
Mur à crever est pourtant une histoire simple. Raymond, un jeune homme qui marche, est soudain attaqué et échappe à ses poursuivants dans une course folle. Exténué, il perd conscience. Il est secouru par Paulin qui devient son ami. L’homme qui déambule a rencontré l’homme qui noircit des feuilles. Ils vont se rencontrer en prison. C’est aussi une histoire de tortures en prison.
Quelques années plus tard, ce fut un vrai bonheur de toucher de près la dramaturgie haïtienne avec un auteur comme Frankétienne qui s’abreuve aux sources vives de l’imaginaire du peuple et restitue sa légitimité en créole.
Dans cette dramaturgie et en discutant avec Frank, j’ai vite compris qu’il saisit la réalité qui est toujours en mouvement, il essaye de la capter, la transmettre tout en gardant les lignes de force de manière à ce que le réel transmis dans le texte ne soit pas une chose figée, morte. En même temps, le lecteur/spectateur ne peut pas être en dehors de ce réel, qui lui est rappelé de temps en temps avec les suites de rupture dans le développement du texte.
A ce moment-là, j’ai aussi compris que mettre en scène une pièce de Frankétienne, c’est mettre en scène UN CRI, celui de hurler à haute voix une réalité oppressante et crue et hurler ce cri, c’est aussi faire ressortir sa force, sa tendresse, sa violence, sa douleur.
Je n’ai pas eu la chance de voir le texte Troufoban mis en scène, mais une chose est sûre, de Troufoban à Totolomanuel en passant par Pèlen-Tèt, Bobomasouri, Kaselezo, l’esthétique théâtrale de Frankétienne, à des différences prêtes, passe par les mêmes soucis, les mêmes éléments d’inquiétude et de réflexion : la langue, le mythe, le mystère, les dieux, les relations humaines et surtout des espérances pour le devenir d’un pays en quête de lui-même. Citation :
« Nous commençons à voir même si le malheur règne. Dans les mauvaises saisons, nous ne faiblirons jamais, Nous ne deviendrons pas les déchets sur l’étal des bouchers. A peine un vent léger caresse les feuilles des arbres, notre utérus tressaille, un soleil embrase notre ventre. De nouvelles lignes de vie de toutes les couleurs se dessinent dans la paume de nos mains. De nouvelles voies surgissent hors des sentiers de la violence et de l’hypocrisie. Un nouveau chemin est tracé, l’amour aura un nouveau rythme, la vérité une autre couleur, là, le potomitan de la vie plongera ses racines au fin fond de la terre. Et les hommes et les femmes danseront sur une nouvelle cadence ».
kaselezo
Dans toutes ces pièces, les spectateurs applaudissent non seulement à un spectacle divertissant mais aussi à un questionnement de la réalité telle qu’elle s’offre à nous.
Franck a compris que le théâtre, ce moyen magique de communication tout en s’alliant au social peut fasciner et éblouir un public. On aurait dit que Frankétienne a une sorte de loupe magique qui lui permet de voir très très loin, même au delà du temps, au delà du réel.
Dans Bobomasouri par exemple, le Kalfou-Tintin pointé par Tatemiwèzo reste et demeure un Kalfou où nous ne cessons de patauger. Avec Kaselezo, la douleur a atteint son point culminant, les eaux sont cassées mais ce qui est en gestation depuis des siècles et des siècles, ne sort pas. Il s’agit là des lueurs d’espoir que le théâtre de Frankétienne nous laisse entrevoir. Ainsi donc, tout comme Gongon, Tilami et Zikap……., on se retrouve dans le même enlisement du Kalfou-Tintin. Bobomasouri est une découverte, un évènement, une révolution du jeu théâtral pour Haïti. C’est une pièce de l’absurde haïtien dont la ligne de force est le dérisoire. Une pièce créée et jouée dans une Haïti encore sous le poids de la dictature. Un grand cri poussé contre une réalité oppressante et crue mais si bien énoncée par Frankétienne et les comédiens. Il a créé tout comme Samuel Becket, un espace ou rêve et réalité s’entremêlent. Un temps indéterminé, un territoire clos indéfini où des personnages tournent en rond, pris au piège en face de ce temps et de cet espace qui ne bougent pas. Dans ce labyrinthe où le temps mange la vie, pour parler comme Baudelaire, ces personnages incarnent la condition humaine avec un cri étouffé et sourd. C’est tout à fait la situation absurde du moment, sauf qu’avec l’apparition de Tatemiwèzo dans son chant d’espoir, on pourrait crier : « Enfin Godot arrive ».
A propos de Kaselezo, l’écrivain nous livre la réflexion suivante :
….. « Le chemin qui mène à la délivrance. Une triple délivrance. Délivrance de la femme piétinée par les sabots meurtriers des vents dévastateurs, coincés à l’intérieur de sa peur séculaire, écartelée entre la nostalgie d’une pureté oubliée et la conscience meurtrie d’une béance abolie par le surgissement éclaboussant de l’ordre. Délivrance d’une terre mutilée dans son bourgeonnement de clarté par la marche permanente et avide des semeurs d’épouvante, violée scandaleusement jusqu’à l’épuisement par une horde de seigneurs sans foi ni loi, écorchée rageusement jusqu’à l’os par les mercenaires rapaces, défigurée hideusement jusqu’à l’effritement par les griffures de vampires, devenue méconnaissable aujourd’hui par l’écho des brisures/fêlures de sa propre image. Délivrance de l’Humain recroquevillée dans la nuit du labyrinthe et ensorcelé par la mascarade frénétique des miroirs gourmands et pervers ».
Kaselezo, selon moi, c’est un rite incantatoire, la gestation douloureuse d’une conscience haïtienne, ce bijou de texte ne tombe jamais dans le pathétique. Au contraire! Quel plaisir de rire et de délirer même devant la tristesse ou les angoisses de la situation. Mancia, cette non-voyante clairvoyante a toujours recours à une rassurante tendresse où I’amour de la vie attend le spectateur au prochain tournant. Franck nous propose une ferme volonté de libération qui repose sur un conflit réel et interne à la société haïtienne, un conflit qui voit les femmes en situation de dépendance par rapport aux hommes. La langue elle-même incite les comédiennes/femmes au combat. A ce sujet, Michèle Lemoine, comédienne dans les premières présentations de Kaselezo à Port-au-Prince, à Paris, à Montréal, dans la mise en scène de Jean-Pierre Bernay, écrit :
« Ensemble, tous les trois, nous essayons de faire de cette rencontre une promesse d’explosion, de créer cette tension entre les trois femmes, tension qui grandit, à la fois criée et chuchotée, et circule jusqu’à nous fondre parfois dans un seul courant ».
Mancia de Kaselezo est le personnage qui a révolutionné mon jeu théâtral. Avec les deux autres comédiennes, nous avons porté toute la charge symbolique de ce texte créé pour être extériorisé. Tout comme Bobomasouri, Kaselezo est un autre cri poussé, celui d’une terre mutilée, violée, poussée à bout jusqu’à l’épuisement par les « brouilleurs de carte d’ici et d’ailleurs ». C’est aussi un cri de délivrance que nous cherchons aujourd’hui ne saurait parler de Frankétienne
En parlant avec Franck des remous qu’il y a eus après la présentation de Kaselezo, il m’a avoué :
« Ce que je veux faire ce n’est pas de conforter le peuple, mais de le porter à s’interroger ».
C’est un hymne à la vie! Une œuvre gigantesque et fascinante qui comme l’a si bien dit un auteur:
«Cette œuvre n’appartient à personne, elle appartient à tout le monde ».
Chaque moment de l’histoire a sa théorie littéraire. Au 19ème siècle français, on en a connu plusieurs, le romantisme avec Lamartine, Victor Hugo etc, le symbolisme avec Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, le naturalisme avec Zola.
Dans les lettres haïtiennes, on ne saurait parler de Frankétienne sans mentionner le mouvement du spiralisme qui est à la base de toute sa création littéraire. Conçu et élaboré à la fois par Frankétienne, René Philoctète et Jean-Claude Fignolé, le spiralisme est une innovation, un mode de création littéraire et artistique qui ne plagie rien d’autre que la vie dans une perspective transformatrice.
A ce sujet, Frankétienne dans une interview accordée à la revue Dérives dans les années 80 nous dit:
« C’est une méthode d’approche pour essayer de saisir la réalité qui est toujours en mouvement. Le problème fondamental de l’artiste est celui-ci: essayer de capter une réalité, transmettre cette réalité, tout en gardant les lignes de force, de manière que ce réel transmis sur le plan littéraire ne soit pas une chose figée, une chose morte. C’est là le miracle de l’art: essayer de capter le réel sans le tuer. Capter: c’est saisir, c’est immobiliser. Il s’agit d’appréhender sans étouffer. Au fond, l’écrivain est un chasseur à l’affût d’une proie. Mais, il faut saisir cette proie sans la tuer. »
Franck continue pour dire :
« La spirale représente un genre nouveau qui permet de traduire les palpitations du monde moderne. L’œuvre spirale est constamment en mouvement. C’est ce qui explique en partie cette suite de ruptures dans le développement du texte. D’ailleurs, il n’est nullement nécessaire de construire l’œuvre à partir d’un sujet précis. Écrire devient dès lors une véritable aventure, celle d’un récit multipolaire où chaque mot, jouant le rôle de déclic, est susceptible de se transformer en noyau prêt à se désagréger pour donner naissance à d’autres entités verbales. En ce sens, la spirale est fondamentalement une œuvre ouverte, jamais achevée. La spirale est une tentative de saisir le réel dans la diversité de ses aspects. »
Aux Editions Mémoire du poète et critique littéraire Rodney Saint-Eloi, on lit à propos de la démarche de Frankétienne
« Co-fondateur du mouvement littéraire SPIRALISME, l’écrivain s’est acharné à travers ses nombreuses publications d’expression créole ou française à bousculer les limites du langage.
Son œuvre retrace de manière absolue l’aventure singulière de l’homme, du signe et de la création. Considéré comme l’un des plus grands écrivains de sa génération, Frankétienne, à travers l’imaginaire éclaté de son dire, donne à voir un univers possible/impossible où la vie, où la mort, la folie et la raison se disputent les espaces tourmentés du langage. »
Ce langage suscite beaucoup de réactions et de commentaires de la part des annalistes et historiens de la littérature et de l’art. L’auteur lui-même, dans une de ses interventions, relate ce qui suit :
« A force de vouloir dire, je ne suis devenu qu’une bouche hurlante. Je ne m’inquiète point de savoir ce que j’écris. Tout simplement j’écris parce qu’il le faut. Parce que j’étouffe. J’écris n’importe quoi.
N’importe comment. On l’appellera comme on voudra : roman, essai, poème, autobiographie, témoignage, récit, exercice de mémoire ou rien du tout. Moi, je ne sais même pas. Pourtant ce que j’écris ne m’est étranger. Personne ne parviendra à dire beaucoup plus qu’il n’aura vécu ».
Pour finir, je ne peux m’empêcher de comparer Frankétienne à Ce
Victor Hugo. Roman, poésie, théâtre sans parler de peinture. Il est l’homme le plus universel de la littérature et de l’art en Haïti. Il y a apporté une écriture qui dérange, bouleverse et une lecture qui engendre la controverse et suscite des interprétations multiples. En ce sens, l’œuvre de Frankétienne est une offre généreuse, d’une richesse inouïe pour le théâtre haïtien. “ Dialogue des cyclones. Patois des pluies. Langage des tempêtes. Déroulement de la vie en spirale.
Paula Clermont Péan
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