Il est cinq heures du matin, je dois me réveiller. Hélas ! Pour une autre journée morne et fatigante sous les cieux. Mon corps endolori et mon esprit brumeux, je peine à laisser mon lit. Après maints efforts, je finis par me mettre debout. Je fredonne d’une voix presque inaudible cette vieille chanson haïtienne, « Leve Cecilia » [« Cecilia » de Jean-Claude Eugène, ndlr] pour me donner un semblant d’énergie. Être femme de pasteur et femme au foyer n’est pas facile à gérer. J’avance lentement en trainant les pieds. Je me place face au miroir. Je me regarde, je me mets à nu, mes yeux me parlent, ils parlent pour moi.
Mariée depuis tantôt dix ans avec le pasteur Dieulifait, j’ai trois enfants de cette union : Marie, Anna et Elisabeth (Babeth). Depuis, je n’ai pas chômé, je ne me ménage point et je réponds à toutes les sollicitations familiales. Je dois chaque jour me réveiller très tôt pour préparer le petit déjeuner, les boites à lunch de Marie et d’Anna, les envoyer à l’école. Babeth pour sa part est encore un bébé, bientôt un an. Cette première manche accomplie, maintenant place à la seconde : « LE pasteur ».
Très gourmand et exigeant, il veut être toujours traité avec respect. La moindre négligence peut être payée par une claque sonore car, selon lui, c’est un manque de respect envers lui et envers Dieu. Pour cela, j’ai le devoir de lui concocter spécialement de délicieux repas pouvant satisfaire son palais et son ventre, puis un autre pour les enfants et moi. Je suis dans l’obligation de jongler avec les maigres revenus dont je dispose, en tenant compte de deux choses : satisfaire mon mari, ne pas laisser mourir de faim mes enfants. L’école, le marché, la nourriture, le ménage… mon lot de chaque jour, sans compter les travaux des filles après l’école. Les leçons et les devoirs, c’est encore moi. La dernière fois qu’il a eu à aider les filles, Marie mon ainée, s’est vue envoyer une gifle en plein visage qui l’a atteinte à l’œil droit. Elle n’a pas pu aller à l’école pendant plus d’une semaine à cause de l’œil qui saignait. N’osant pas demander de l’argent pour payer les soins d’un ophtalmologue pour ma fille, je l’ai soignée avec glace et compresses de feuilles, en prenant bien soin de cacher l’incident à tous, surtout les fidèles de l’église toujours en quête des dernières actualités, à l’affût de « news ». Cet épisode rendra mes filles peureuses et muettes face à leur père. En tant que femme et filles de pasteur, nous sommes tenues de donner l’exemple et créer le leurre d’une famille parfaite et exemplaire.
Je n’arrive plus à me regarder dans ce miroir. Il me dit trop, il me juge, il me reproche mon silence, allant jusqu’à la réprimande. Que pouvais-je faire d’autre ? Sortir du silence ? Qui me croirait ? Ou irais-je avec mes enfants ? Quoique tabassée, parfois violentée par mon mari, j’ai au moins un toit pour mes enfants et moi.
J’ai honte, honte de mon corps. Il a été trop souvent maltraité. Si Dieulifait est homme de Dieu sur la chaire, dans la chambre il est tout autre. Dieulifait jouit dans la douleur de l’autre. Après m’avoir cinglé comme un animal ―je suis devenue son animale d’ailleurs― il me zèbre les fesses avec des lanières en cuir pour ensuite me pénétrer violemment. Pas de préliminaires. Il se présente, force le passage avec un coup de rein vigoureux, je crie, c’est là que commence son plaisir, dans ma douleur. Parfois je saigne. Il me chevauche sauvagement jusqu’à qu’il décharge en me souillant comme un âne. Chaque soir, c’est le même refrain. Je redoute la nuit. J’ai peur…
Il m’arrive de rêver. Mes rêves me permettent de me voir dans un autre monde. Avec une autre vie. Un mari aimant qui me dorlote comme dans les feuilletons, les telenovelas. Mes rêves me donnent espoir, ils m’empêchent de sombrer. J’aimerais tellement qu’ils deviennent réels. Je ne devrais plus me plaindre. C’est mon sort. Un jour, Dieu saura me délivrer. C’est ma croix que je porte. Quand on vit pour Dieu, il faut souffrir. J’endure ma pénitence avec courage. Merci Seigneur ! Ta grâce me suffit !
Tout à coup un cri strident me fait sursauter, c’est Babeth elle est réveillée. Zut, 5h45, trop de temps à rêvasser ! Ce retard peut me coûter cher. Je prends Babeth dans mes bras, je mets mon sein rapidement dans sa bouche pour la faire taire ―faut pas déranger le sommeil du pasteur.
Je vais sous la fenêtre avec Babeth dans mes bras, je regarde le ciel, les premières lueurs de l’aube commencent à s’étendre lentement. Je sais qu’un jour cette aube se lèvera pour moi, rien que pour moi. Le jour de ma liberté. Le jour où il me sera donné de décider de ma propre vie. Je vois Dieu sur son trône, tout à coup je sens une vague de plénitude, je me sens bénie, Dieu est vraiment bon et ceci en tout temps. Babeth s’endort à nouveau, je la dépose doucement dans son berceau. Ma journée commence.
Junie Thomas
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