À quoi sert la littérature ? Certains diront qu’elle permet d’échapper au temps, d’autres qu’elle offre une perspective différente sur l’histoire et certains affirmeront qu’elle représente l’humanité dans ses aspects les plus sombres et les plus lumineux. La question se pose d’un écrivain à un autre, d’un lecteur à un autre, pour nous permettre de nous plonger dans l’instant présent. La littérature est une peinture insaisissable où tous les univers possibles trouvent leur place, dans un ultime élan de générosité et de liberté.
Le 12 janvier, une date aussi douloureuse pour la mémoire haïtienne, nous rappelle un autre 12 janvier. Un jour où, en quelques secondes seulement, la vie, l’espoir de nombreuses familles ont été emportés. Une photographie bouleversante qui trouve son écho dans quelques pages, avec l’âme d’une vie entière. « Failles », le récit de vie, d’espoir, de témoignages et de colère, désigne l’innommable qu’a été le 12 janvier 2010 en Haïti. C’est un regard franc et profond porté sur un pays qui souffre. Des questions sont posées, sans attendre de réponse, au milieu du tumulte historique d’une île qui a marqué l’histoire de l’humanité.
Comment témoigner, se demande avec tristesse l’auteure de « Bain de Lune »? Comment témoigner sans renforcer le malheur, sans tomber dans le misérabilisme, sans se contenter de clichés ? Pourquoi le sort s’acharne-t-il continuellement sur cette île, si malmenée depuis deux siècles ? Dans ce récit qui s’impose sans demander permission, Yanick Lahens explore toutes les failles de la société haïtienne : l’exclusion, la division entre « ceux qui ont » et « ceux qui n’ont pas ».
Les mots font écho à une réalité enfouie dans l’histoire et l’âme d’un peuple tout entier. En quelques secondes, ils rappellent au monde son hypocrisie, mais surtout la nécessité de laisser Haïti prendre son destin en main. Plus qu’un appel à l’aide (« de toute façon, à la longue, l’aide pervertit ceux qui donnent et ceux qui reçoivent »), c’est un appel à laisser Haïti respirer.
Il est donc juste de dire que nous sommes devenus dépendants d’une drogue, d’un crack appelé « aide internationale ». La véritable reconstruction exigerait une assistance de qualité venant de l’extérieur (car nous avons besoin d’aide), mais surtout une cure de désintoxication qui passerait par les affres du sevrage avant d’entamer le long chemin vers la dignité.
Pour la mémoire. Pour demain. Pour la vie.
Quels mots peuvent-ils peser face aux entrailles d’une ville retournées, offertes aux mouches qui dansent dans la pestilence ? Quels mots peuvent-ils peser face à des hommes et des femmes obstinés, avides de vie, qui s’acharnent à reconstruire leur existence au milieu de la poussière et des décombres de la mort ? (…) Comment écrire sur ce malheur sans que, à l’issue de cette confrontation, celui-ci en ressorte doublement victorieux et que la littérature en soit méconnaissable ? Comment écrire pour que le malheur ne menace pas l’existence même des mots ? (Failles/Yanick Lahens)
Ces questions prennent vie, s’entrechoquent et restent malheureusement bien présentes pour rappeler l’échec des décideurs politiques.
« Failles ». Le 12 janvier 2010 à 16 heures 53 minutes, dans un crépuscule qui cherchait déjà ses couleurs de fin et de commencement, Port-au-Prince a été secouée pendant moins de quarante secondes par l’un de ces dieux dont on dit qu’ils se nourrissent de chair et de sang. Elle a été sauvagement chevauchée avant de s’effondrer, les cheveux hirsutes, les yeux révulsés, les jambes disloquées, exhibant ses entrailles de ferraille et de poussière, ses viscères et son sang. Dévêtue, déshabillée, nue, Port-au-Prince n’était pourtant pas obscène. Ce qui l’était, c’était son dénuement imposé. Ce qui était obscène, et le reste encore, c’est le scandale de sa pauvreté. Les survivants de cette catastrophe, à peine sortis de l’état de stupeur, ont pensé à « refonder« . Yanick Lahens, avec eux, a repris le travail, ce travail inlassable des mots. Ce récit, guidé par la nécessité de tout révéler, témoigne de l’horreur et de l’expérience d’un peuple tout entier.
Comment écrire, s’interroge Yanick Lahens, sans exotiser le malheur, sans en faire une occasion de voyeurisme ? Animé par l’urgence, « Failles » partage la douloureuse vérité de la responsabilité des élites haïtiennes dans les malheurs du pays. Il offre également une note d’espoir en montrant qu’il n’y a pas de fatalité dans le malheur du peuple haïtien, ni dans les lacunes de ses dirigeants ou la mainmise de l’internationale.
Née le 22 décembre 1953 à Port-au-Prince en Haïti, Yanick Lahens est une figure de proue de la littérature haïtienne contemporaine. Nouvelliste et romancière, elle a remporté le Prix Femina en 2014 pour son roman « Bain de Lune ».