La confiance, c’est presque un mystère. Ça ne s achète pas et ça n’a pas de prix; tu ne peux pas dire: vends m’en pour tant. C’est comme qui dirait une complicité de cœur à cœur : ça vient tout naturel et tout vrai, avec un regard peut-être et le son de la voix, ça suffit pour savoir la vérité ou la menterie. Depuis le premier jour, tu m’entends, Anna, depuis le premier jour j’ai vu que tu n’avais pas de fausseté, que tout était clair en toi et propre comme une source, comme la lumière de tes yeux.
– Ne commence pas avec les galanteries, ça ne sent à rien et ce n’est pas nécessaire. Moi aussi, après note rencontre sur la route, je me disais en moi-même: il n’est pas comme les autres et il a l’air bien sincère, mais quels mots il parle, Jésus Marie Joseph, c’est trop savant pour l’entendement d’une malheureuse comme moi.
– Ne commence pas avec les compliments, ça sert à rien et ce n’est pas nécessaire.
Ils rirent tous deux. Le rire d’Annaise roulait dans se gorge renversée et ses dents se mouillent d’une
blancheur éclatante.
-Tu ris comme la tourterelle, dit Manuel
– Et je vais m’envoler comme elle, si tu continues tes flatteries.
Son visage noir s’éclairait d’un beau sourire.
-Est-ce que tu ne veux pas t’asseoir ? Icitte, tu ne saliras pas ta robe.
Elle s’assit à côté de lui, appuyée au tronc d’un latanier, sa robe étalée autour d’elle, et elle joignit les mains sur ses genoux.
La plaine se déroulait devant eux, cernée par les collines. D’ici, ils voyaient l’entremêlement des bayahondes, les cases distribuées dans leurs clairières, les champs abandonnés aux ravages de la sécheresse et dans la réverbération de la savane, le mouvement dispersé du bétail. Sur cette désolation planait le vol des corbeaux. Ils reprennaient les mêmes circuits, se perchaient sur les cactus et, alertés par on ne sait quoi, écorchaient le silence de leur coassement grinçant.
-Quel est ce grand causer que tu avais à me faire, et comment, moi Annaise, je voudrais bien savoir, je pourrais aider un homme comme toi?
Manuel resta un moment sans répondre. ll regardait devant lui avec cette expression tendue et lointaine
-Tu vois la couleur de la plaine, dit-il, on dirait de la paille dans la bouche d’un four tout flambant. La récolte a péri, il n’y a plus d’espoir. Comment vivez-vous? Ce serait un miracle si vous viviez, mais c’est mourir que vous mourrez lentement. Et qu’est-ce que vous avez fait contre? Une seule chose : crier votre misère aux loa, offrir des cérémonies pour qu’ils fassent tomber la pluie. Mais tout ça, c’est des bêtises et des macaqueries. Ça ne compte pas, c’est inutile et c’est un gaspillage.
– Alors qu’est ce qui compte, Manuel? Et tu n’as pas peur de dérespecter les vieux de Guinée ?
– Non, j’ai de la considération pour les coutumes des anciens, mais le sang d’un coq ou d’un cabri ne peut faire virer les saisons, changer la course des nuages et les gonfler d’eau comme des vessies. L’autre nuit, à ce service de Legba, j’ai dansé et j’ai chanté mon plein contentement : je suis nègre, pas vrai? et j’ai pris mon plaisir en tant que nègre véridique. Quand les tambours battent, ça me répond au creux de l’estomac, je sens une démangeaison dans les reins et un courant dans mes jambes, il faut que j’entre dans la ronde. Mais c’est tout.
– C’est dans ce pays de Cuba que tu as pris ces idées-là ?
– L’expérience est le bâton des aveugles et j’ai appris que ce qui compte, puisque tu me le demandes, c’est la rébellion, et la connaissance que l’homme est le boulanger de la vie.
-Ah, nous autres, c’est la vie qui nous pétrit.
-Parce que vous êtes une pâte résignée, voilà ce que vous êtes.
-Mais qu’est-ce qu’on peut faire, est-ce qu’on n’est pas sans recours et sans remèdes devant le malheur ? C’est la fatalité, que veux-tu.
-Non, tant qu’on n’est pas ébranché de ses bras et qu’on a le vouloir de lutter contre l’adversité. Que dirais-tu, Anna, si la plaine se peinturait à neuf, si dans la savane, l’herbe de Guinée montait haute comme une rivière en crue?
-Je dirais merci pour la consolation.
-Que dirais-tu si le maïs poussait dans la fraîcheur?
-Je dirais merci pour la bénédiction.
-Est-ce que tu vois les grappes du petit-mil, et les merles pillards qu’il faut chasser ? Tu vois les épis?
Elle ferma les yeux
-Oui, je vois.
-Est-ce que tu vois les bananiers penchés à cause du poids des régimes ?
-Oui.
-Est-ce que tu vois les vivres et les fruits mûrs?
-Oui, oui.
-Tu vois la richesse ?
Elle ouvrit les yeux.
-Tu m’as fait rêver. Je vois la pauvreté.
-C’est pourtant ce qui serait, s’il y avait quoi, Anna?
– La pluie, mais pas seulement une petite farinade: de grandes, de grosses pluies persistantes.
-Ou bien l’arrosage, n’est-ce pas ?
-Mais la source Fanchon est à sec et la source lauriers aussi.
– Suppose, Anna, suppose que je découvre l’eau, suppose que je l’amène dans la plaine.
Elle leva sur lui un regard ébloui:
– tu ferais cela, Manuel?
Elle s’attachait à chacun de ses traits avec une intensité extraordinaire, comme si, lentement, il lui était révélé, comme si pour la première fois, elle le reconnaissait.
Elle dit d’une voix assourdie par l’émotion:
-Oui, tu le feras. Tu es le nègre qui trouvera l’eau, tu seras le maître des sources, tu marcheras dans ta rosée et au milieu de tes plantes. Je sens ta force et ta vérité.
– Pas moi seulement, Anna. Tous les habitants auront leur part, tous jouiront de la bienfaisance de l’eau.
Elle laissa aller ses bras avec découragement.
-Ay, Manuel, ay, frère, toute la journée ils affilent leurs dents avec des menaces; l’un déteste l’autre, la famille est désaccordée, les amis d’hier sont les ennemis d’aujourd’hui et ils ont pris deux cadavres pour drapeaux et il y a du sang sur ces morts et le sang n’est pas encore sec.
– Je sais, Anna, mais écoute-moi bien : ce sera un gros travail de conduire l’eau jusqu’à Fonds-Rouge, il faudra le concours de tout le monde et s’il n’y a pas réconciliation ce ne sera pas possible.
Je vais te raconter: dans les commencements, à Cuba, on était sans défense et sans résistance. Celui-ci se croyait blanc, celui-là était nègre et il y avait pas mal de mésentente entre nous : on était éparpillé comme du sable et Les patrons marchaient sur ce sable. Mais lorsque nous avons reconnu que nous étions tous pareils, lorsque nous nous sommes rassemblés pour la huelga.
– Qu’est-ce que c’est ce mot : la huelga ?
-Vous autres, vous dites plutôt la grève.
– Je ne sais pas non plus ce que ça veut dire.
Manuel lui montra sa main ouverte:
– Regarde ce doigt comme c’est maigre et celui-là tout faible et cet autre pas plus gaillard, et ce malheureux, pas bien fort non plus, et ce dernier tout seul et pour son compte.
Il serra le poing:
– Et maintenant, est-ce que c’est assez solide, assez massif, assez ramassé ? On dirait que oui, pas vrai ? Eh bien, la grève, c’est ça: un NON de mille voix qui ne font qu’une et qui s’abat sur la table du patron avec le pesant d’une roche. Non, je te dis :
Non, et c’est non. Pas de travail, pas de zafra, pas un brin d’herbe de coupé si tu ne nous pale pas le juste prix du courage et de la peine de nos bras. Et le patron, qu’est ce qu’il peut faire, le patron? Appeler la police. C’est ça. Parce que les deux, c’est complice comme la peau et la chemise. Et chargez-moi ces brigands. On n’est pas des brigands, on est des travailleurs, des proléteurs, c’est comme ça que ça s’appelle , et on reste en rangs tétus sous l’orage, il y en a qui tombent, mais le reste tient bon, malgré la faim, la police, la prison, et pendant ce temps la canne attend et pourrit sur pied. la Centrale attend avec les dents désoeuvrés de ses moulin, le patron attend avec ses calculs et tout ce qu’il avait escompté pour remplir ses poches et à la fin des fins, il est bien obligé de composer: alors quoi qu’il dit, on ne peut pas causer ? Sûr, qu’on peut causer. C’est qu’on a gagné la bataille. Et pourquoi ? Parce qu’on est soudé en une seule ligne comme les épaules des montagnes et quand la volonté de l’homme se fait haute et dure comme les montagnes il n’y a pas de force sur terre ou en enfer pour l’ébranler et la détruire.
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